VASSIGH
Chidan
N°
étudiant : 15603939
Philosophie
Paris 8 en M1
Email: cvassigh@wanadoo.fr
Site Web: www.chidan-vassigh.com
Semestre 2016-2017
Validation du cours :
Les sophistes : lire Protagoras et
Antiphon
Pr. Bruno CANY
Décembre
2016
Au
commencement de la conception émancipatrice de la politique
À
partir d’une lecture de Protagoras
Deux philosophies se
sont affrontées le long de l'histoire et ont donné naissance à deux visions
contradictoires et irréconciliables de la "politique". L'une, dominante,
depuis Platon, considère celle-ci comme l'œuvre de l’ « Un », du
sauveur, du guide, de quelques uns, de Dieu, d'une classe, des élites, des
représentants, des spécialistes, de l'État ou du Parti-État. Ici, la politique
est l'autre nom de la domination, de l’hiérarchie et de l’inégalité. L’autre vision
est celle qui considère la « politique » comme « chose
publique », intervention directe et égale de tous, sans exception ni
exclusion, aux affaires de la société et du monde, dans leurs diversités,
conflits, discordes ou unions. Ici, la politique est l’autre nom de l’émancipation
et de l’égalité.
À partir d’une lecture possible
de Protagoras, nous allons au commencement de ce que nous appelons la
vision émancipatrice de la « politique », en nous penchant sur deux des
principaux énoncés du premier sophiste (partout je suis parti de la
traduction inédite du Protagoras de Platon par Frédérique Ildefonse,
Flammarion, 1997):
Premier énoncé :
« C’est
ainsi, Socrate… lorsqu’il s’agit de chercher conseil en matière d’excellence
politique… il est tout à fait normal… que tout homme prenne la parole,
puisqu’il convient à chacun de prendre part à cette excellence – sinon, il n’y
aurait pas de cités. » 1
Par cet énoncé, la « politique» peut être
définie comme intervention directe de tous, de tout le
monde, aux affaires de la cité, par opposition à la « politique» comme
chose réservée à l’Un ou aux quelques uns.
Deuxième énoncé :
« Sur toute chose il y
a deux discours qui se contredisent l’un l’autre.» 2
De ce principe on peut déduire la « politique» comme champ
de contradictions, discordes et conflits, comme « chose publique » immanente,
non-théologique et non-totalitaire, par opposition à la « politique »
comme discours de « vérité » divine, unique, absolue, transcendantale
et totalisante.
À partir de ces deux
énoncés, nous nous proposons de mettre en évidence deux conceptions de la « politique »
qui se sont opposées radicalement dans
la Grèce antique : l’une, sacralisée par la philosophie de Platon, et
l’autre, mise en avant par la pensée de Protagoras.
Au terme de cette étude,
nous allons constater que cette opposition reste toujours actuelle à notre
époque. Ne nous trouvons pas aujourd’hui devant la même question sur le sens de
la « politique », face à la
problématique posée pour la première fois par le grand sophiste, il y a deux
mille cinq cent ans : « Politique » comme ni gouverner ni être
gouverné (en reprenant une formule d’Hannah Arendt) ou « politique »
comme domination, telle qu’elle s’opère actuellement ?
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Depuis que la question
de l’administration des affaires communes, de la cité, est posée aux hommes vivant
en société, aux zoon politikon, le sens de ce qu’on appelle « la
politique », terme qui provient du Politeia grec et qui désigne la
constitution ou l’organisation de la cité, occupe une place centrale et
controversée dans la philosophie et la pensée politique.
Depuis l’antiquité
jusqu’à notre époque, deux questions, parmi d’autres, mais fondamentales, sur « qu’est-ce
que la politique ? » ont toujours hanté les philosophes et les penseurs
politiques dans leurs efforts pour élaborer son concept.
La première est de
savoir si la « politique » est l’affaire de l’Un, de quelques-uns, d’un
sujet ou d’une instance représentante ou représentative, d’un organe, d’un
parti, de l’État etc. ou bien c’est la cause de tout le monde, de tout un
chacun, de tous, dans leur action de transformer la société et le monde?
La deuxième porte sur le
contenu de la politique en tant que connaissance, idée, projet ou programme. Y-a-t-il
une « science royale », comme l’affirme Platon, Une « vérité »,
suprême, absolue, totalisante, comme le prétendent toutes les idéologies politiques…
ou bien il n’y a que DES vérités
qui ne sont que des théories locales, relatives, sujettes au questionnement, à
discussion, au dispute et à modification, par la pratique et l’expérience, sur
la base de l’égalité des intelligences de tous dans leurs diversités,
contradictions, discordes, et conflits ?
L’histoire de la
philosophie politique, voire de la pensée politique au sens large, en rapport
avec leurs conditions réelles de possibilité ou d’existence, nous conduit à repérer, à localiser, les
traces, les jalons ou les moments de cette querelle historique, tant
théorique que pratique, qui s’échelonnent sur une période de deux mille cinq
cent ans, depuis la naissance de la philosophie et de la pensée politiques sur
l’administration de la cité jusqu’à nos jours. Nous nous intéressons ici
en particulier à un de ces moments, à son commencement inaugural, chez les
grecs anciens, spécifiquement chez les sophistes, et plus typiquement chez Protagoras,
en examinant deux de ses discours ou
énoncés dans le cadre des deux questions ontologiques posées précédemment sur
la « politique ».
On ne peut saisir le
moment protagoréen de la politique, que nous appelons le moment de naissance de
la conception émancipatrice, démocratique et égalitaire en opposition à la
conception platonicienne aristocratique, anti-démocratique et inégalitaire de
la « politique », que si on le place dans le contexte historique de
la naissance de la sophistique en Grèce.
Le sophisme apparaît en
Grèce antique entre 400 et 500 avant l’ère chrétienne, dans une période
historico-sociale bien particulière, agitée. Il naît, dans la diversité qui le
caractérise, d’une situation de bouleversements sociaux, moraux, politiques,
institutionnels, techniques etc. Il se manifeste à une époque où la crise sévit
la pólis, la cité grecque, son administration, sa constitution et son organisation.
Tout cela sur le terrain des luttes, des conflits, Éris, et des guerres interminables :
stásis, guerre civile et pólemos, guerre extérieure. Il s’émerge dans un monde hellénique et à une
époque de son évolution et de sa mutation où on met en question les mythes,
traditions, mœurs et même les dieux. Les
tragédies grecques dévoilent les grandes transformations sociales au centre desquelles
se trouve l’homme, ce Multiple l’inquiétant, qui commence à défier
les lois, les coutumes ancestrales, le destin et les dieux, comme nous
révèle éloquemment Sophocle, contemporain de Protagoras, dans le deuxième chœur
de l’Antigone :
Multiple
l’inquiétant, rien cependant
au delà de l’homme, plus inquiétant, ne se soulève en
s’élevant.
…
Entre le statut de la terre et l’ordre
juré par les dieux, il
poursuit sa route.
Dominant de haut le site, exclu du site,
tel il est, lui pour qui
toujours le mésétant est étant
pour l’amour de l’action
osée.
Traduction originale de Heidegger dans : Introduction
à la métaphysique 3
Ainsi, les certitudes absolues s’effritent. La paix, la stabilité
et la tranquillité s’éloignent de l’horizon perceptible. Les deux volontés collective et individuelle
s’affrontent violemment. Les systèmes politiques s’enfoncent dans la crise de
légitimité et de compétence. L’aristocratie traditionnelle est en déclin, la
démocratie naissante reste fragile et l’oligarchie tyrannique est à l’affût. Une
situation de crise donc où l’ordre actuel, l’état présent, ne fonctionne plus et
que l’avenir n’advient pas. C’est dans cette situation socio-historique se
présentant comme un enchevêtrement de crises 4 que l’on doit
concevoir l’avènement sophistique comme conscience
neuve, non dogmatique, ouverte aux contradictions. Voici ce que dit Mario
Untersteiner, helléniste et grand connaisseur du sophisme, à ce sujet dans son
livre, I sofisti,
sur les sophistes :
La sophistique
doit être conçue comme l’expression naturelle d’une conscience neuve, prompte à
percevoir combien la réalité est contradictoire et, de ce fait, tragique…5
Les sophistes s’accordent tous
sur une approche concrète et anti-idéaliste des problèmes qui n’emprunte
nullement les voies du scepticisme, mais plutôt celles d’un réalisme et d’un
phénoménisme, lesquels n’enserrent pas la réalité dans le carcan d’un schéma
dogmatique, mais la laissent au contraire palpiter dans toutes ses
contradictions, dans tout son tragique, dans la totale absence de préjugés que
requiert la cognoscibilité pour susciter
la joie du vrai.6
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Protagoras, le plus important
des sophistes, est le produit de cette période tumultueuse et le représentant
de cette nouvelle conscience, politique, démocratique et antidogmatique par
excellence. Il est né à Abdère un peu avant 490 av. et meurt après 421 av. Il a
reçu en thrace l’enseignement des mages perses. Il n’est pas athénien. Il ne
s’est jamais fixé, établi quelque part. Il est, comme la plupart des sophistes,
un maître itinérant, errant, sans lieu fixe, sans Khôra. Donc,
philosophe nomade, de passage d’une cité à l’autre. Son premier séjour à
Athènes remonte à 460. Il est le premier des sophistes professionnels qui
éduquent les autres, surtout les jeunes, à la vie publique, aux affaires de
la cité, c’est-à-dire à la politique. C’est ainsi qu’il se présente, se
définit en répondant à Socrate dans Protagoras
de Platon :
« … un jeune qui
vient me trouver, il n’apprendra que ce pour quoi il est venu. Mon enseignement
porte sur la manière de bien délibérer dans les affaires privées, savoir
comment administrer au mieux sa propre maison, ainsi que, dans les affaires
de la cité, savoir comment devenir le plus à même de leur traiter, en actes
comme en paroles. » 7 (Mot et
Phrase Soulignée par moi)
Protagoras est ami de Périclès qui, avec le régime démocrate
athénien, le choisissent pour établir la constitution de Thurium, une
cité de la Grande-Grèce située au sud de l’Italie actuelle. Diogène Laërce
fournit un catalogue des ses différents ouvrages : la Vérité, l’Antilogie,
Sur les Dieux, Sur le gouvernement etc. Protagoras périt dans un
naufrage au cours d’une traversée en mer alors qu’il quittait Athènes à la
suite de son procès, de sa condamnation à mort pour impiété et du rassemblement
sur la place publique, l’agora, de ses livres pour être brûlés.
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Le discours sur lequel on s’appuie pour
affirmer notre proposition quant à l’origine de la conception émancipatrice et
égalitaire de la politique comme intervention ou « démocratie » directe
de tous est celui de Protagoras dans un des dialogues de Platon du même nom.
À
la
question de Socrate : la vertu, entendue ici comme l’art de la politique, peut-elle
s’enseigner, Protagoras accepte volontiers de répondre mais propose à
l’assemblée par quelle méthode préfère-t-elle qu’il expose ses positions, soit
sous la forme d’un discours explicatif, soit sous la forme d’un conte que l’on
raconte aux enfants : « dois-je le montrer, comme un vieillard
qui parle à de jeunes gens, en vous racontant un mythe, ou bien dois-je
l’exposer en détail par un discours. »8 On retrouve
ici, l’opposition fondamentale : mûthos/lógos qui, selon Luc
Brisson, « peut être interprétée non seulement comme l’opposition :
discours vérifiable/discours invérifiable, mais aussi comme l’opposition :
discours narratif (récit)/discours argumentatif. »9 Protagoras
commence alors par raconter un mythe, car c’est plus agréable à entendre, avant
de passer à son lógos ou discours rationnel.
Dans le mythe, désormais
connu sous le nom du mythe de Protagoras, Les êtres humains se
rassemblent afin d’assurer leur protection contre les attaques extérieures. Car
l’individu seul ne peut suffire à lui-même et se défendre efficacement. Il doit
s’unir à ses semblables pour fonder des communautés, créer des cités, pólis,
à la fois pour se préserver et pour subvenir à ses besoins. Mais au
commencement de la vie humaine, selon le mythe, lorsque les hommes se
rassemblent, ils continuent toujours à se comporter de manière injuste les uns
envers les autres, parce qu’il leur fait défaut la Technè nécessaire
pour vivre ensemble, qui n’est autre que technè politikè ou l’art
politique. Ainsi, toujours d’après le mythe, Zeus envoie Hermès pour donner aux
hommes, démunis de l’art de vivre en société, aidôs et dikê, la
Sagesse et la Justice, deux choses qui vont ensemble et qui dans le vocabulaire
philosophique et éthique de l’époque veulent dire la « politique » ou
l’art d’administrer et d’organiser les affaires de la cité. Précédemment, le
mythe avait raconté l’intervention de Prométhée et Épiméthée pour répartir
entre les hommes, non de manière uniforme et égale, mais selon
leurs natures différentes, les divers arts et métiers, comme le feu, afin d’assurer
la conservation des hommes. Mais cette fois-ci, et à l’inverse de la première
répartition qui s’est effectuée inégalement en fonction des natures différentes,
pour distribuer cet autre Technè,
qu’est la politique, entre les hommes, Zeus exige que l’on procède différemment :
il faut partager l’art de la politique, aidôs et dikê, à tous les
hommes. Tous doivent y avoir part et quiconque
manque à ce devoir de participer, de prendre part, à cette excellence, à
cette vertu politique, sera mis à mort, comme un fléau de la cité.
« « Dois-je [demande
Hermès à Zeus] répartir [aidôs et dikê] de la manière dont les arts l’ont
été ?... un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un
grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans.
Dois-je répartir ainsi le Respect et la Justice entre les hommes, ou dois-je les
répartir entre tous ? » Zeus répondit : « Répartis-les entre
tous [Επι παντας], et
que tous y prennent part ; car il ne pourrait y avoir de cités, si
seul un petit nombre d’hommes y prennent part, comme c’est le cas pour les
autres arts… »10 (Mots soulignés par moi)
Ici prend fin le mythe et
s’enchaîne directement le discours rationnel proprement dit de Protagoras. C’est
à juste titre, résume-t-il, que les Athéniens, comme tous les autres,
permettent à tous de participer aux affaires de la cité, alors que dans
n’importe quel autre métier, ils ne reconnaissent qu’à peu de gens, qu’à un
petit nombre, le droit de donner des conseils. Dans le cas de la vertu
politique, on s’attend à ce que tous les hommes, et pas seulement quelques uns,
y prennent part.
« C’est ainsi,
Socrate, et c’est pour ces raison, que les Athéniens comme tous les autres
hommes, lorsque la discussion porte sur… n’importe quel métier, ne
reconnaissent qu’à peu de gens le droit de participer au conseil… ;
ce qui est tout à fait normal… ; lorsqu’en revanche, il s’agit de chercher
conseil en matière d’excellence politique, chose qui exige toujours
sagesse et justice, il est tout à fait normal qu’ils acceptent que tout
homme prenne la parole, puisqu’il convient à chacun de prendre part
à cette excellence – sinon, il n’y aurait pas de cités. »11 (Mots
soulignés par moi)
Récapitulons cette
partie de notre propos. Nous remarquons ici, dans cette intervention protagoréenne,
l’importance singulière et inaugurale d’une conception de la politique définie comme
un art particulier dont tout le monde, sans exception, peut et doit disposer,
et que tout le monde, sans exception, peut et doit appréhender.
Laissant tomber le
mythe, Protagoras continue son discours rationnel en soulignant sur ce que la
vertu politique peut être enseignée dès l’enfance à tout le monde, donc elle ne
dépend pas de la naissance, la nature ou la position des
gens dans la société mais que chacun, quel qu’il soit, peut l’apprendre
pour vu qu’il puisse se le permettre. Ici, notre sophiste pose pour la première
fois, il nous semble, dans l’histoire de la philosophie et la pensée
politique, l’un des fondements
théoriques de la « politique » conçue autrement que celle qui va être
la « politique réellement existante », comme action de l’Un, quelques
uns ou certains gens à part. Chez Protagoras, la politique est l’autre nom, le synonyme, de la participation de
tous aux affaires de la cité. On dit bien « tous », παντας en
langue d’Homère, ce qui veut dire que prennent part à la politique non seulement
le Démos, qui ne comprend que les citoyens, qui exclut donc les esclaves,
les jeunes, les femmes et les étrangers, mais tous ! Tout le monde.
Ici, on est en présence de la conception inaugurale de la « politique »
comme « démocratie » au sens d’intervention directe des gens aux
affaires de la cité.
L’importance de cette
conception est d’autant plus grande qu’elle se manifeste et se déclare dans la
Grèce antique en opposition radicale avec la doctrine anti-démocratique de
Platon. Pour celui-ci, en effet, certains hommes seulement, les gardiens de la
cité, sont prédisposés par nature à la philosophie, à la pensée
politique par excellence, et donc à la politique et à l’exercice du pouvoir
politique. Dans le système social hiérarchique rigide, naturel, et aristocratique
platonicien, système conforme à l’idée du bien, à l’ordre divin, ceux qui ne
sont pas destinés à gouverner, c’est-à-dire tout le monde sauf les gardiens qui
sont sélectionnés par les fondateurs de la cité (voir la République),
doivent se laisser guider par ces mêmes gardiens-philosophes et ne pas s’occuper
de la direction des affaires de la cité. C’est ce que nous dit Platon dans le
livre V de La République :
« Il me semble dès
lors nécessaire… de définir… qui sont les philosophes φιλοσοφους dont nous parlons et dont nous avons l’audace
d’affirmer qu’ils doivent diriger. De cette façon… on pourra se défendre en
montrant qu’il revient à certains, par nature, de s’attacher à la philosophie φιλοσοφιας
et de commander dans la cité πολει,
tandis qu’il revient aux autres de ne pas s’y attacher et de suivre celui qui
commande » 12
Platon a donc une
conception de la politique tout à fait opposée à celle de Protagoras. Pour le
premier, l’homme ou le citoyen ordinaire ne peut participer tant soit peu
valable à la direction du pays alors que pour le second tout homme peut et doit
participer aux affaires de la cité.
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Mais le conflit entre les
deux conceptions antagonistes de la politique : domaine ouvert à tous ou
réservé à quelques uns, ne se réduit pas à la participation à la politique,
question certes fondamentale dans la théorie et la pratique politiques. La
dispute Platon-Protagoras va aussi se manifester sur un autre point crucial qui
concerne cette fois « le discours de vérité » de la politique. Ici
aussi, deux visions de la politique, l’une pluraliste et conflictuelle et
l’autre monolithique et absolutiste s’opposent frontalement.
On sait que les
sophistes grecs et en particulier Protagoras sont les partisans de l’antilogique
et de l’éristique : arts de contestation, querelle, dispute, discorde et
conflit. Dans un de ses livres, les Antilogies, Protagoras développe le
thème du « discours double » (Dissoi Logoi) en des termes
rapportés par Laërce (précédemment cités) : « Il [Protagoras]
fut le premier à dire que sur toute chose il y a deux logoi [discours]
opposés l’un à l’autre ». Platon, et d’autres philosophes à sa suite
et dans la même lignée, décelant ici le danger mortel d’une telle vision pour
la pérennité de la suprématie de la « science royale », de la
« vérité absolue» en politique, ont amplement critiqué et condamné la
théorie du double discours.
Ce qui nous intéresse
dans cette attitude sophistique vis-à-vis de la connaissance, ce n’est pas son
versant rhétorique ou tribuniste chers aux sophistes en général : la technique
oratoire et discursive spécifique qui consiste à opposer un logos à un autre
logos, à tenir deux discours qui s’excluent mutuellement ou à confronter le
discours plus fort au discours plus faible. C’est ce qui, à juste titre, fait dire
à Platon que les sophistes ne s’intéressent pas à la « vérité », ce à quoi il faut ajouter la vérité telle que lui-même,
Platon, considère comme étant « LA Vérité ». Pour les sophistes,
par contre, il n’y en a que DES vérités.
En fait, la formulation
succincte de Protagoras, sur toute chose il y a deux discours opposés l’un à
l’autre, nous intéresse particulièrement ici par ses conséquences capitales
en matière politique. Avec cet énoncé, bien qu’il s’agisse seulement de deux et
pas de multiples discours, ce qui est plus conforme à la réalité, on admet et
on reconnaît le principe de la pluralité des idées, des pensées, des opinions
et des vérités, En d’autres termes, par Dissoi Logoi on reconnaît
le principe du pluralisme, de la discorde et de la confrontation des idées, des
théories et des philosophies dans la vie politique et intellectuelle. Cette
conception de libre pensée est conforme à une certaine situation politique conflictuelle
en Grèce de cette époque : la multitude des cités qui s’affrontent, le
polycentrisme, la mise en question des dieux, le polythéisme, les luttes et les
contradictions sociales, l’espace politique hétérogène, la démocratie en
conflit avec l’aristocratie et l’oligarchie, le caractère nomade, non installé
et décentré des sophistes dans tout ce monde en perpétuels changements …
Gilbert Romeyer Dherbey explique le moment des antilogies de Protagoras
en se référant à Untersteiner de la façon suivante :
« Le monde
politique grec est formé d’innombrables cités-États, atomes de pouvoir
éparpillés et qui perpétuellement s’entrechoquent et s’affrontent. Le sophiste
nomade, à aller de l’une à l’autre, éprouve une perpétuelle sensation de
décentrement… Untersteiner… a fortement souligné le rapport qui existe entre le
concept protagoréen d’antilogie et le climat de la tragédie eschyléenne.
L’action tragique se développe à l’intérieur d’une situation où le héros se
trouve pris en tenaille, où l’unilatéral est impossible parce que les seules
actions qu’il peut choisir sont à la fois prescrites et défendues. »13
Chez Protagoras donc, il
n’y a pas de vérité absolue, éternelle, immortelle. La politique est un milieu,
un espace conflictuel avec plein de contradictions et de controverses.
Protagoras est antidogmatique et en ce sens relativiste. Il est proche de la
pensée d’un Héraclite pour qui la réalité est beaucoup plus caractérisée par la
lutte des contraires que par la mobilité à laquelle on réduit trop souvent sa
pensée.
C’est ce qui différencie
radicalement la conception protagoréenne du platonisme pour lequel il existe
une vérité éternelle voire divine vers laquelle il faut obliger,
forcer ceux qui s’adonnent à la politique de se tourner :
« C’est donc, à nous fondateurs [de
la cité] d’obliger les meilleurs naturels [philosophes chez
Platon] à se tourner vers cette science, que nous avons reconnue tout à
l’heure comme la plus sublime»14.
ET cette « science » n’est
rien d’autre que l’idée platonicienne du bien, de Dieu, qui est la plus haute
des connaissances et que dans le Politique Platon avise que tout
souverain doit la posséder comme une « science royale ».
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Au terme de cette étude
et en guise de conclusion, nous ne pouvons ne pas constater que les grandes
problématiques posées pour la première fois par le grand sophiste-philosophe grec,
il y a deux mille cinq cent ans, restent
toujours actuelles à notre époque. Ne nous trouvons pas toujours aujourd’hui devant les mêmes
questions et les mêmes alternatives ou dilemmes théoriques et pratiques sur le
sens de la « politique ». Politique comme affaire de l’Un ou
politique comme participation de tous ? Politique comme domination et
pouvoir ou politique comme émancipation et impouvoir (non-pouvoir) ? Politique
comme totalisation et unification sous une vérité suprême ou politique comme pluralité
et multitude pour des changements perpétuels sans vérité messianique ?
Bibliographie
et livres consultés
1. Protagoras.
Platon. Traduction inédite par Frédéric ILDEFONCE.
Flammarion. 1997.
2. Protagoras.
Platon. Bilingue. Alfred CROISET, Les belles
lettres. 2002.
3. Les
sophistes. Gilbert
Romeyer DHERBEY. PUF 1985.
4. Les
Sophistes. Jean François
PRADEAU. Flammarion2009.
5. Le
mouvement sophistique.
George Br. KERFERD. Vrin. 1999.
6. La
République. Platon.
Traduction Georges LEROUX. Flammarion. 2004.
7.
La République. Platon, Rober Baccou. Flammarion 1996.
8. Les
sophistes.
Mario UNTERSTEINER. Vrin.
9. Platon,
Monique
DIXSAUT. Vrin, 2003.
10. Introduction à la
métaphysique, Martin HEIDEGGER. Gallimard, 1967.
NOTES
1.
Protagoras. Platon. Traduction inédite par Frédéric ILDEFONCE,
p. 87.
2.
Les Sophistes. Jean François PRADEAU, p. 81.
3.
Introduction à la métaphysique, Martin HEIDEGGER, p. 153-155.
4.
Les sophistes. Mario
UNTERSTEINER, les origines sociales de
la sophistique.
5.
Idem.
6.
Idem.
7.
Protagoras. Platon. Traduction inédite par Frédéric ILDEFONCE,
p. 81-82.
8.
Idem, p. 84.
9.
Idem, note 93, p. 162.
10.
Idem, p. 87.
11.
Idem, p. 87.
12.
La République livre V, 474b, Georges
Leroux, p. 302.
13.
Les sophistes. Gilbert Romeyer DHERBEY,
p. 12.
14.
La République 519c-521c, Rober Baccou, pages 278-279.